Déclaration des droits des Salines


NOUS, Filles et Fils de Martinique,

PERSUADÉS qu’en ce début du 21ème siècle, où les dérèglements climatiques et les dépassements des limites planétaires, aggravés par les convoitises, destructions et dégradations incessantes pèsent sur la planète, il est de plus en plus urgent de protéger le Vivant ;

CONSCIENTS qu’en dépit des génocides et spoliations, toutes les résistances des peuples premiers et des Caribéens d’hier et d’aujourd’hui ont permis au merveilleux site naturel des Salines de vivre et d’exister encore ;

SENSIBLES depuis les années 1970 à la symbolique, l’histoire et la spiritualité du site des Salines dans la commune de Sainte-Anne, nous nous sommes toujours mobilisés contre les atteintes et convoitises à son égard ;

CONSIDÉRANT que le caractère de l’espace géographique des Salines est unique en ce qu’il est le berceau géologique et archéologique de la Martinique, épicentre de la biodiversité de la Caraïbe orientale ;

SOULIGNANT qu’au-delà de l’image de carte postale des anses des Salines, le site dans son ensemble a une âme, qu’au-delà de l’esthétique des lieux, nous croyons en l’esprit des lieux ;

CONSCIENTS de l’unité biogéographique et de l’expression vivante de la solidarité écologique que constitue la lagune des Salines, qui communique avec la mer, les espaces naturels et les écosystèmes environnants ;

CONSCIENTS que la lagune des Salines est au cœur d’un système vivant dont l’esprit des lieux a su garder vivaces les énergies circulant entre les différents complexes minéraux, végétaux, animaux, visibles, invisibles en dépit de la prédation permanente des êtres humains. Malgré toutes les prédations et malgré sa sensibilité, ce système a survécu jusqu’à nous. Malheureusement, la dégradation accélérée et incontrôlée de l’ensemble de la planète ne peut nous épargner. C’est pourquoi nos actions doivent mobiliser le plus grand nombre et nous devons réagir sans concession vis-à-vis des saccageurs d’où qu’ils viennent.

ATTENDU QUE le site des Salines (lagune, espaces littoraux, savane des pétrifications, mornes calcaires, forêt sèche, marais salants) est en relation, autrement dit en connectivité écologique, avec les océans qui occupent les trois quarts de la planète, et les continents par l’intermédiaire de nombreuses espèces qui empruntent les courants aériens et marins au cours de leurs évolutions ;

ATTENDU QUE cette mise en relation est enrichie par la présence des mangroves qui fonctionnent toutes en interconnexion, et que c’est en connaissance de ces données incontournables que nous devons apprécier les Salines dans l’équilibre de la biosphère ;

ATTENDU QUE la lagune des Salines est la plus importante de la Caraïbe orientale, située à la pointe Sud de Martinique, d’une superficie de 97 hectares, et alimentée en eau salée par la mer des Caraïbes et l’océan Atlantique ;

ATTENDU QUE la valeur des lieux a été reconnue officiellement ces dernières années par leur classement comme zone humide d’importance mondiale selon les critères de la Convention de Ramsar, les inventaires de biodiversité qui ont permis le classement de deux sites du périmètre comme Zones Naturelles d’Intérêt Écologique, Faunistique et Floristique (ZNIEFF) de “Type Introuvable” à la Martinique (alternance de mornes calcaires et de mornes volcaniques et de mangroves), et leur inscription comme site classé au titre de la loi de 1930, avec une opération Grand site en cours en vue d’obtenir le label Grand site de France ;

CONSIDÉRANT QUE nous sommes toujours attristés et révoltés quand nous nous rappelons que ce lieu de si grande valeur par la présence de vestiges, a été depuis tant de décennies souillé, pollué, désacralisé et continue de l’être ; victime de l’extrême ignorance et de l’égoïsme des uns, de la cupidité et la complicité des autres. La souffrance des Salines est aussi notre souffrance.

ATTENDU QUE, année après année, derrière des discours et projets de façade, les pouvoirs publics et acteurs en charge de la protection de l’environnement sont à l’origine d’une inaction irresponsable et coupable, alors même que les enjeux climatiques et de perte de biodiversité imposent un réveil immédiat de tous ;

RECONNAISSANT que les écosystèmes aquatiques sont essentiels à toute vie en permettant une diversité des espèces et des écosystèmes, en alimentant les zones humides et autres habitats aquatiques avec de l’eau en abondance, en fournissant des nutriments vitaux aux estuaires côtiers et aux océans, en transportant les sédiments vers les rivières et deltas et en remplissant d’autres fonctions écologiques essentielles ;

GUIDÉS par la reconnaissance croissante à travers le monde de droits inhérents aux écosystèmes aquatiques, notamment en Équateur par la voie constitutionnelle pour la Nature dans son ensemble, en Aotearoa (Nouvelle-Zélande) par la voie législative pour le fleuve Whanganui, aux États-Unis pour des écosystèmes aquatiques et au Canada pour la rivière Muteshekau-shipu-Magpie par la voie d’ordonnances et de résolutions municipales, en Inde et en Colombie par la voie jurisprudentielle ;

CONFORTÉS par les initiatives en Europe en faveur des droits de la nature, notamment en Espagne pour la lagune Mar Menor, en Angleterre pour la rivière Ouse et en France avec les Déclarations des droits du Tavignanu (Corse ) et de la Têt (Hautes Pyrénées), les Manifestes pour les droits de la Durance et de l’Arc, et la reconnaissance des requins et tortues marines comme entités naturelles juridiques dans la Province des Iles Loyauté en Nouvelle-Calédonie ;

CONSTATANT qu’un nouveau paradigme est en train d’opérer dans le monde afin de reconnaître la Nature comme sujet de droit qui doit être respecté et préservé pour sa valeur intrinsèque, mais aussi pour les générations présentes et futures ainsi que les autres espèces, repensant ainsi les rapports entre humains et non-humains ;

NOUS, Filles et Fils de Martinique, inscrivons nos pensées et nos actes dans la droite ligne de toutes celles et tous ceux qui dans le monde et en Martinique combattent et luttent pour protéger le Vivant ;

Pour ces raisons, avec tous ceux qui nous soutiennent, proclamons aujourd’hui solennellement en notre nom, au nom des générations futures, au nom du Vivant et pour mieux le protéger, ce qui suit :

1. Le site naturel des Salines composé du plan d’eau salée appelé « Étang des Salines », des espaces naturels et des écosystèmes, terrestres et marins avoisinants est une entité naturelle juridique (ENJ), vivante et indivisible.

2. En tant que telle, l’ENJ Les Salines possède les droits fondamentaux suivants :

• le droit d’exister, de vivre et de contribuer à la pérennité du Vivant;
• le droit de n’appartenir qu’à elle-même;
• le droit d’être en lien permanent avec la mer et d’être alimentée par des aquifères de manière durable;
• le droit au respect de ses cycles naturels;
• le droit au respect de son intégrité physique et de sa beauté naturelle ;
• le droit de remplir son rôle de vecteur de solidarité écologique essentielle sur terre, dans l’air comme en mer ;
• le droit de ne pas être polluée par des contaminants venus des bassins versants de manière temporaire ou permanente ;
• le droit de ne pas être démembrée ou de subir un déclassement même partiel ;
• le droit de ne pas être impactée par des pollutions sonores et lumineuses, temporaires ou permanentes ;
• le droit au maintien de sa biodiversité endémique ;
• le droit à la restauration des éléments dégradés et à la réparation de tout préjudice causé, à la charge des pouvoirs publics, des riverains, des usagers ;
• le droit d’ester en justice, notamment par l’intermédiaire de ses porte-paroles ;
• le droit à son propre patrimoine qui est constitué notamment du foncier correspondant à son emprise.

3. Toute personne ayant le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement en vertu de l’article 2 de la Charte de l’environnement, les droits et intérêts de l’ENJ Les Salines pourront être défendus en justice en son nom par tout citoyen.

4. L’ENJ Les Salines aura une face humaine constituée d’un organe collégial dénommé Parlement des Salines. Il accueillera obligatoirement en son sein des représentants du collectif Sové Lavi Salines, des représentants des riverains et d’associations d’usagers, ainsi que de toute collectivité ayant vocation à s’y associer pour défendre les intérêts de l’ENJ Les Salines. Le Parlement désignera annuellement en son sein le « Bureau » en charge de gérer les intérêts quotidiens du site. Les modalités de fonctionnement, les compétences et le périmètre d’action du Bureau seront fixées ultérieurement par un règlement intérieur.

5. Dans l’emprise de l’ENJ les Salines, aucune nouvelle construction, aucun projet immobilier ou aucune nouvelle activité ne pourra être envisagée sans l’accord préalable du Parlement des Salines.

6. Les droits et intérêts de l’ENJ les Salines devront être pris en compte par les entités publiques et privées pour chaque action ou décision pouvant impacter l’entité, y compris les schémas d’aménagement, plans et autres documents et projets structurants prévus par les lois et règlements. Les décisions prises par les pouvoirs publics concernant Les Salines devront être guidées par les principes constitutionnels de la Charte de l’environnement.

7. La mise en œuvre de cette Déclaration respectera les activités humaines existantes ou futures, pourvu qu’elles ne portent pas atteinte aux droits de l’ENJ Les Salines. Lorsqu’elles seront strictement nécessaires pour protéger les droits des Salines, les propriétés publiques et privées situées dans son emprise feront l’objet de servitudes, d’obligations réelles environnementales et de mesures d’expropriation.

8. Les pouvoirs publics devront déployer des moyens financiers suffisants pour permettre le respect des droits fondamentaux des Salines, en particulier le droit à la restauration.

9. Les droits fondamentaux des Salines reconnus ci-dessus sont complétés par ceux que lui confèrent le statut de site classé en vertu de la loi de biodiversité, le statut de ZHIM en vertu de la Convention de Ramsar et le label de Grand Site en cours d’acquisition.

10. Les élus locaux de la Commune de Sainte Anne, de l’intercommunalité Espace Sud, la CTM et l’État sont invités à soutenir et à adopter la présente déclaration et à assurer son effectivité.

Nous appelons en Martinique les citoyens, les commerçants, les pêcheurs, les artisans agriculteurs, les touristes, les randonneurs, les associations, les artistes, les groupes communautaires et les mécènes à rejoindre le collectif Sové Lavi Salines pour soutenir son appel à faire des Salines une ENJ en droit français.

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Fait aux Salines, à Sainte-Anne, le 26 juillet 2023

Le collectif Sové Lavi Salines